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En quoi la BiblioDebout constitue-t-elle un Commun ?

De Wiki des communs

Un texte de Lionel Maurel / Calimaq

https://scinfolex.com/2016/05/11/en-quoi-la-bibliodebout-constitue-t-elle-un-commun/
Chaque commun est un cas particulier .
On cite souvent cette phrase d’Elinor Ostrom, lauréate du prix Nobel d’Économie en 2009 pour ses travaux sur les Communs et je l’ai fait moi-même à de nombreuses reprises à l’écrit ou à l’oral, sans me rendre compte à quel point c’était un point crucial pour saisir sa pensée et, plus largement, la réalité de ce que sont les Communs. Après plus d’un mois à présent d’existence de la BiblioDebout, cette bibliothèque collaborative créée comme un Commun par un groupe au sein du mouvement Nuit Debout, je comprends infiniment mieux pourquoi Elinor Ostrom a consacré une grande partie de sa vie à observer sur le terrain et à documenter des pratiques de mise en commun de ressources. Je saisis aussi mieux pourquoi ses écrits sur la gouvernance des Communs peuvent se révéler au premier abord assez hermétiques et difficiles d’accès, tant que l’on n'a pas soi-même expérimenté ces pratiques pour en comprendre « de l’intérieur » la micro-signification. 

Inspirés à l’origine par les exemples de la People’s Library d’Occupy Wallstreet ou de la Biblioteca Indigna de la Puerta del Sol à Madrid, nous avons voulu que le mouvement Nuit Debout ait une bibliothèque, avec un fonctionnement basé sur le principe du don et du partage. Il y a donc déjà eu plusieurs bibliothèques du même type liées aux mouvements d’occupation des places de ces dernières années, mais nous sommes peut-être les premiers à nous être aussi directement référés à la notion de Communs dans la conduite d’une telle expérience. Nous en parlions ainsi dans le premier billet sur le site de SavoirsCom1, par lequel l’idée a été initialement lancée :

Après plus d’un mois de gestion de la BiblioDebout, il me paraît possible de prendre un peu de recul pour essayer de répondre à une question qui me taraude depuis le début. En quoi la BiblioDebout constitue-t-elle un Commun, au sens fort du terme ? N’y a-t-il qu’un lien métaphorique entre les Communs et ce dispositif de partage de livres ou peut-on réellement appliquer les éléments de la théorie des Communs à cette expérience, notamment ceux dégagés par Elinor Ostrom à propos de la gestion des « Common-Pool Resources » (CPR) ?

Plusieurs observateurs ont déjà commencé à identifier des liens entre les Communs et ce qui se passe au sein du mouvement Nuit Debout. Le magazine Reporterre a par exemple publié un article intéressant, dans lequel il assimile plusieurs des « pôles » présents sur la place de la République à des Communs : la cantine, l’infirmerie, l’accueil, le campement, la logistique… et la bibliothèque.

D’autres comme Hervé le Crosnier ont déjà étendu cette grille d’analyse au mouvement tout entier, en posant la question de savoir si Nuit Debout dans son ensemble n’était pas un « Commun qui s’ignore » :

Vous allez voir que la réponse à apporter est complexe, mais extrêmement riche d’enseignements en ce qui concerne la BiblioDebout.

Intérêt et imprécision de la définition générale des Communs

Définir ce que sont les Communs constitue un exercice redoutable, qui peut parfois conduire à des résultats décevants, si on essaie de le faire de manière générale et abstraite. On s’accorde cependant pour dire que l’existence d’un Commun nécessite la réunion de trois éléments : 1) une ressource mise en partage, 2) une communauté qui se rassemble pour en assurer la gestion, 3) des règles destinées à en organiser la gouvernance.

On trouve par exemple une telle définition dans le beau texte « Le bien commun est sur toutes les lèvres« , écrit par Alain Ambrosi à l’occasion du Printemps Érable au Québec :

Du point de vue de cette définition sommaire, la BiblioDebout peut sans doute être considérée comme un Commun. Nous avons en effet appelé à ce que des livres nous soient donnés en vue de rassembler un fonds que nous mettons ensuite en partage sur la Place de la République (1). Il existe bien une communauté de personnes (2), distincte à présent du collectif SavoirsCom1, qui s’est réunie et auto-organisée pour gérer cette bibliothèque et faire durer cette initiative au sein de la communauté plus large de Nuit Debout. Par ailleurs dès le départ, un certain nombre de règles (3) ont été convenues d’un commun accord pour assurer le fonctionnement de la BiblioDebout, qui ont évolué au fil du temps en fonction des besoins et des circonstances, par le biais d’un processus de délibération collective.

Le problème de cette définition, c’est qu’elle est sans doute utile pour introduire la question des Communs et en expliquer les éléments fondamentaux. Mais elle s’avère souvent trop large, car susceptible de s’appliquer à des phénomènes très différents, et trop pauvre pour fournir un cadre d’analyse détaillée. Pour aller plus loin, il nous faut entrer davantage dans le détail des éléments de la théorie des Communs.

A quel type de Communs avons-nous affaire avec la BiblioDebout ?

On distingue habituellement les Communs en plusieurs catégories, qui partagent des traits communs, mais présentent néanmoins aussi de profondes différences. Les Communs naturels par exemple (pensons à des ressources en eau, à un jardin partagé ou à un pâturage) constituent des biens rivaux, dont l’usage par un individu prive les autres par le prélèvement qu’il opère dans la ressource. Les Communs de la Connaissance (savoir scientifique, logiciels libres, créations culturelles, etc.) constituent au contraire normalement des biens non-rivaux, pouvant être utilisés simultanément par plusieurs individus, et qui prennent même de la valeur à mesure qu’ils le sont à grande échelle au lieu d’être dégradés par l’usage.

La BiblioDebout présente la particularité d’être difficile à appréhender à partir de cette distinction canonique. S’agissant de livres qui circulent, on aurait tendance à vouloir la situer du côté des Communs de la Connaissance, comme on le fait d’ailleurs pour les bibliothèques en général. Mais les livres dont elle est constituée sont pourtant des biens rivaux, ce qui rend la BiblioDebout très sensible aux prélèvements que les utilisateurs viennent y opérer. On est clairement en présence d’une « ressource soustractive », qui comme une ressource naturelle s’épuise à mesure qu’elle est utilisée, et non d’une « ressource additive » comme Wikipédia ou un logiciel libre dont la valeur s’accroît avec l’usage. Depuis un mois,  j’ai parfois davantage l’impression avec la BiblioDebout de participer à la gestion d’un jardin ou d’une réserve de poissons que d’un commun informationnel !

Mais d’un autre côté, ce sentiment « métaphorique » est assez trompeur, car il ne s’impose que si l’on considère la BiblioDebout comme un stock à un instant t, ce qu’elle n’est pas en réalité. En effet, contrairement à une bibliothèque publique, dont les fonds ont une certaine pérennité même s’ils peuvent être renouvelés, la BiblioDebout présente un caractère extrêmement volatil. Alimentée en permanence par les dons qui nous sont faits et constamment objet de prélèvements par les utilisateurs de passage, elle constitue bien davantage un flux qu’un stock. Du coup, cette nature « fluide » la rapproche pour le coup d’un commun informationnel, malgré l’indéniable matérialité dans laquelle nous sommes profondément immergés, avec nos bouquins, nos sacs, nos boîtes et nos cartons !

Quelle répartition du faisceau de droits ?

Un des aspects importants du cadre d’analyse posé par Ostrom pour étudier les Communs repose sur la notion de « faisceau de droits » (Bundle Of Rights). Là où la théorie économique classique postule que la gestion efficace d’une ressource passe par la concentration de toutes les composantes du droit de propriété aux mains d’un acteur unique (le « propriétaire »), Ostrom a montré à travers ses observations que le droit de propriété pouvait se démembrer en pratique en plusieurs types d’attributs. Dans la gestion de chaque Commun, la distribution de ces différents attributs est susceptible de varier, selon les circonstances et les besoins propres à chaque ressource et à chaque communauté.

Le schéma ci-dessous, que j’emprunte à une présentation de l’Assemblée des Communs de Lille, détaille les différents éléments du faisceau, tels que formalisés par Ostrom : droit d’accès et de prélèvement, droit de gestion, droit d’exclusion et droit d’aliénation.

En ce qui concerne la BiblioDebout, la répartition du faisceau de droit est intéressante à considérer.

Chacun possède un droit d’accès et de prélèvement, par le droit que nous reconnaissons à tous de venir donner et prendre des livres dans la bibliothèque. Le cercle des « utilisateurs autorisés » est donc très large, puisqu’il équivaut à toute personne présente sur la Place de la République et désireuse de prendre un livre. Le droit de gestion est quant à lui exercé par le groupe qui a lancé l’initiative et par ceux qui l’ont rejoint pour la faire perdurer. Ce groupe repose sur un « noyau dur » de personnes ayant participé à cette action depuis le début, mais ses frontières sont en réalité mouvantes. En effet, il n’a pas été rare que de simples « utilisateurs autorisés » changent de statut pour nous rejoindre et participer à l’exercice du droit de gestion avec nous. En fait, ce droit s’obtient en contribuant par le biais des efforts et du temps consacré à l’organisation de la BiblioDebout et aux multiples tâches qu’elle implique. Toute personne qui veut nous donner un coup de main peut le faire et cela lui ouvre alors un droit à participer à la discussion collective par laquelle est mis en oeuvre le droit de gestion. Obéissant à un schéma de gouvernance horizontale et ouverte, le pouvoir de décision appartient ainsi à « ceux qui font ».

Les deux niveaux supérieurs du faisceau sont aussi intéressants à considérer. A proprement parler, il n’y a pas de droit d’exclusion dans le fonctionnement de la BiblioDebout, étant donné que nous accordons un droit de prélèvement des livres  à toute personne désireuse de les emporter. Néanmoins, une certaine forme d’exclusion peut réapparaître comme sanction exercée à l’encontre de ceux qui abusent de ce droit de prélèvement, en cherchant à s’accaparer une trop grande partie des livres pour leur usage exclusif. Cela renvoie au problème de la gestion des « passagers clandestins », aspect sur lequel je reviendrai plus loin, essentiel dans la gestion d’un Commun et auquel nous avons été confrontés.

Le droit d’aliénation constitue le sommet de la pyramide du faisceau de droits selon Ostrom et il correspond à l’attribut suprême du propriétaire –l’abusus du droit romain – permettant à celui qui le détient de donner, de vendre ou de détruire un bien. Concernant la BiblioDebout, le groupe des personnes qui animent cette initiative ne se conçoivent pas comme « propriétaires » des livres qui nous sont donnés, mais plutôt comme de simples « dépositaires » dont le rôle consiste à en organiser la circulation. Il est rigoureusement exclu que nous puissions revendre ces livres, ce que le groupe considérerait comme une trahison des principes qui l’animent et de la confiance que les donateurs ont placée en nous. Par contre, il arrive que nous devions pour des raisons logistiques nous séparer d’une partie des livres constituant le fonds, un peu à la manière dont les bibliothécaires effectuent des opérations de « désherbage » à échéance régulière. Peut-être à terme, lorsque la BiblioDebout prendra fin, la question se posera de savoir si nous devons donner les livres restant à une autre institution, comme une association. Et dans ce cas, nous exercerons collectivement le droit d’aliénation sur la ressource.

A noter aussi que c’est aussi par l’exercice du droit d’aliénation de propriétaires de biens que la BiblioDebout a pu exister et se développer. En effet, chaque personne qui nous fait don d’un livre procède bien à une aliénation de son bien au sens juridique du terme, et c’est cet acte initial d’abandon de la propriété qui permet à ce Commun de fonctionner.

La BiblioDebout face aux huit « principes » de gestion des Communs

Elinor Ostrom a obtenu le prix Nobel pour avoir réussi à établir, contre la théorie économique néo-libérale dominante, que la gestion en commun d’une ressource pouvait dans certaines circonstances s’avérer plus efficace que la distribution de droits exclusifs de propriété, notamment du point de vue de leur préservation à long terme pour des ressources naturelles. Mais les mots « dans certaines circonstances » ont ici une importance particulière, car la gestion en commun peut aussi très bien échouer et conduire à une destruction ou à un épuisement de la ressource. L’apport fondamental d’Ostrom a été de théoriser les conditions de « succès » des Communs, par le biais de huit « principes » dégagés à partir de ses observations.

Hervé le Crosnier, dans un article de synthèse sur Elinor Ostrom, résume de la façon suivante ces facteurs susceptibles d’influencer  l’efficacité d’un Commun :

Appliquer ces huit principes au cas de la BiblioDebout est intéressant, car révélateur d’un certain nombre de « failles » assez marquées, qui expliquent la fragilité du Commun que nous avons créé :

  • des groupes aux frontières définies

Comme nous l’avons déjà dit, le groupe qui est susceptible d’avoir accès à la BiblioDebout n’a pas de frontières strictement définies, puisqu’il équivaut à toutes les personnes susceptibles de passer sur la Place de la République. Ce groupe n’est cependant pas pour autant infini, et étant donnée la nature d’un événement comme Nuit Debout, les individus que nous rencontrons partagent en général un certain nombre de principes et de valeurs communes, même si celles-ci sont difficiles à expliciter (et généralement pas en lien direct avec les Communs).

Cette configuration très ouverte constitue à n’en pas douter un élément de fragilité pour le Commun que constitue la BiblioDebout, car il est beaucoup plus difficile de faire respecter des règles à un groupe aux frontières non-définies et ne partageant pas nécessairement les mêmes valeurs et motivations. Nous avons d’ailleurs constaté que les week-ends constituent par exemple des moments plus difficiles pour nous en raison de l’afflux du public sur la Place, et de la proportion plus importante de simples curieux, extérieurs au mouvement.

  • des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux

Le fonctionnement de la BiblioDebout ne repose pas sur des règles très complexes, mais nous nous sommes rapidement aperçus que nous étions obligés d’en mettre quelques unes en place si nous voulions que cette expérience fasse sens et se prolonge dans la durée.

Pour faire comprendre aux utilisateurs potentiels en quoi la BiblioDebout constitue un Commun, nous avons dès le départ écrit sur des pancartes :

Cette simple phrase était très importante, car elle introduit l’idée que si l’usage est ouvert, une certaine forme de réciprocité est attendue de la part des personnes qui viennent prélever des livres dans la BiblioDebout. Rapidement cependant, nous avons convenu entre nous que cette réciprocité serait suggérée, mais pas strictement exigée. Nous avons donc changé l’inscription sur nos pancartes, qui est devenue :

Une personne souhaitant prendre un ou des livres qui l’intéressent peut le faire, même si elle n’est pas en mesure d’effectuer immédiatement un don en retour. Dans ces conditions, nous nous contentons d’indiquer à la personne qu’elle pourra soit ramener le livre une fois qu’elle l’aura lu, soit en donner d’autres si elle vient à repasser sur la place plus tard.

Cette « souplesse » dans l’exercice de la règle s’avère à la fois une force et une faiblesse. C’est une force, parce qu’elle assure le caractère inclusif de cette expérience de mise en partage, autorisant même celui qui n’a pas les moyens de faire un contre-don de bénéficier de la ressource. Les SDF, les itinérants et les migrants sont par exemple nombreux à venir sur la place de la République et appliquer trop strictement la règle de la réciprocité aurait conduit à leur exclusion pure et simple du dispositif.  Une règle similaire est appliquée par la Cantine de Nuit Debout, proposant de la nourriture à prix libre, en invitant à donner en retour sans l’imposer. La souplesse est aussi un avantage, car cela place d’emblée le fonctionnement de la BiblioDebout du côté de la confiance en la capacité des individus à prendre soin d’une ressource fragile, en participant à son entretien et à sa préservation dans le temps. Mais c’est aussi incontestablement une faiblesse, dans la mesure où tout repose sur notre capacité à faire comprendre ces principes par la discussion et par la conviction, sans garantie qu’ils soient respectés.

  • la capacité des individus concernés à modifier les règles ;

Comme on l’a vu plus haut, les règles de la BiblioDebout ont déjà été modifiées plusieurs fois au cours de l’expérience et il est facile pour un utilisateur de rejoindre le groupe en assurant la gestion, avec comme corollaire un droit à participer à la délibération collective établissant les règles.

La gouvernance au sein de ce groupe se veut horizontale et ouverte. Nous avons appliqué les mêmes règles qu’au sein du collectif SavoirsCom1. La délibération se fait sur une liste de discussion où le principe « Qui ne dit mot consent » prévaut, de manière à donner une prime à l’action. Lorsque des divergences surviennent, elles sont tranchées non pas par des votes, mais par la recherche d’un consensus. Jusqu’à présent, ces règles ont permis de surmonter toutes les difficultés au sein du groupe en associant le plus grand nombre aux décisions.

  • le respect de ces règles par les autorités extérieures ;

Si par « autorités extérieures », on entend l’État ou les pouvoirs publics, la BiblioDebout est dans une situation relativement ambivalente. D’un côté, la loi – et notamment les règles de la propriété intellectuelle – permettent tout à fait le partage de livres entre individus, même lorsqu’il est organisé comme nous le faisons. Le principe « d’épuisement du droit d’auteur » autorise en effet le propriétaire du support physique d’une oeuvre à le prêter à un ami, à le donner et même à le revendre en occasion, sans que ces actes enfreignent le droit d’auteur. C’est ce qui permet déjà des pratiques de partage comme le BookCrossing ou les Circul’Livres.

Il nous est arrivé cependant une fois à la BiblioDebout d’être interpellé par une personne nous reprochant de faire quelque chose d’illégal, dans la mesure où il existe un droit de prêt public en France auquel sont soumises les bibliothèques, qui implique une rémunération des auteurs et des éditeurs. Mais cette accusation était infondée, car cette loi ne s’applique qu’aux structures – publiques ou privées – qui acquièrent des ouvrages dans le but de mettre en prêt plus de la moitié de leur fonds (voir ici). Or dans le cas de la BiblioDebout, le fonds n’est justement pas constitué par voie d’acquisitions à titre onéreux et il n’est pas au sens propre « mis en prêt », puisque les individus peuvent emporter les ouvrages sans les rendre. Dans un sens, la BiblioDebout n’a pu être possible que parce que la loi garantit par le biais du principe d’épuisement du droit d’auteur une sphère de partage non-marchand autour des objets que sont les livres.

Il faut cependant noter que nous avons tenu dès le début à ce que notre dispositif inclue aussi une Pirate Box, de manière à ce que nous puissions également proposer un partage d’oeuvres sous forme numérique. Nous l’avons initialement chargée avec des fichiers correspondant à des oeuvres du domaine public ou sous licence libre, pur rester dans les clous au niveau légal. Mais au fil du temps, nous avons reçu un certain nombre d’oeuvres protégées par le droit d’auteur qui ont été mises en partage par des individus par le biais de la Pirate Box. Dans ce cas-là, la mise à disposition des fichiers est illégale, mais nous avons tenu à ce que cela reste possible pour souligner justement le hiatus entre la faculté légale de partager les oeuvres sous forme physique et l’illégalité qui frappe encore le partage non-marchand des oeuvres dématérialisées. Dans un monde où les livres seraient tous dématérialisés et accessibles uniquement en format numérique, la BiblioDebout aurait été entièrement illégale et cette initiative n’aurait sans doute pas pu voir le jour…

On touche ici une première zone de friction potentielle avec les autorités publiques extérieures. Mais il en existe bien sûr aussi une autre, beaucoup plus vive, qui tient aux conditions générales d’occupation de la place de la République par le mouvement Nuit Debout. Pour que la BiblioDebout existe, il faut que nous soyons en mesure d’exercer nos droits fondamentaux à nous déplacer, à nous rassembler, à nous exprimer et à agir collectivement dans l’espace public que constitue la Place de la République. Or depuis un mois, nous avons été durement affectés, comme tout le mouvement Nuit Debout, par les multiples restrictions imposées par les pouvoirs publics à l’activité du mouvement. C’est notamment le cas de l’interdiction des installations permanentes ou semi-permanentes, nous obligeant à démonter et remonter la BiblioDebout tous les jours, qui s’est avérée très difficile à gérer. Si l’on peut parler d’une forme d’enclosure qui a pu frapper la BiblioDebout en tant que bien commun, c’est d’abord celle découlant de ces dérives sécuritaires du pouvoir en place, qui s’attaquent en réalité directement à la capacité des groupes à ériger des Communs.

  •  le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ;

Ce point rejoint celui, important pour les Communs constitués de biens rivaux, de la lutte contre les comportements de « passagers clandestins », à savoir des individus cherchant à abuser de leur droit de prélèvement en s’accaparant une part trop grande de la ressource, la menaçant d’épuisement ou de destruction, sans contribuer en retour.

Pour ce qui est de la BiblioDebout cet élément constitue un point de fragilité important, car si nous avons cherché à mettre en place un « principe de réciprocité » pour équilibrer les dons et les prélèvements, il nous était en pratique très difficile, voire impossible, de le faire respecter dans les faits, autrement qu’en emportant la conviction des individus et par une adhésion volontaire à l’objectif de préserver la ressource dans le temps.

Heureusement, nous avons été aidés par le fait que les abus sont pour l’instant restés très rares, représentant seulement une part infime des comportements observés. Mais cela ne signifie pas que la gestion de ces abus ne constitue pas  un défi épineux pour un groupe comme celui qui gère la BiblioDebout, notamment parce qu’il nous est difficile de mettre en oeuvre des sanctions effectives. Pour une structure verticale classique, la mise en oeuvre de sanctions est plus simple, car des organes et des procédures assurent ce type de fonction, par le biais d’une hiérarchie. Mais dans un groupe organisé de manière horizontale, le gestion des sanctions est beaucoup moins évidente et c’est typiquement le genre de choses qui peuvent mettre à l’épreuve la cohésion d’un groupe, tout en étant pourtant indispensable.

  • l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
    la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées.

Tout au long de ce mois, la gestion de la BiblioDebout a impliqué pour le groupe de faire des choix, parfois relativement complexes, pour lesquels des divergences de points de vue se sont exprimées. Mais aucun de ces désaccords n’a provoqué de véritables « conflits » qui auraient nécessité le recours à une instance extérieure pour trancher un litige. La délibération au sein du groupe, que ce soit par mail ou en présentiel, a suffi jusqu’à présent à atteindre un consensus accepté par les membres.

L’idée d’une « organisation de la gouvernance en strates différentes et imbriquées » peut faire écho avec d’autres aspects dans ce que nous avons vécu. En effet, la BiblioDebout est assez rapidement parvenue à obtenir la reconnaissance du mouvement Nuit Debout, qui l’a acceptée officiellement en son sein. Au bout de quelques jours, notre groupe a en effet obtenu le statut d’une « Commission » de Nuit Debout, d’abord thématique, puis structurelle, au même titre que le sont la Logistique, la Cantine, l’Infirmerie ou l’Accueil. Ce statut facilite les rapports avec les autres commissions et il permet aussi de participer à la gouvernance générale du mouvement Nuit Debout. C’est un point déterminant, pour bénéficier par exemple de l’appui de la commission Logistique, qui s’est souvent avérée essentielle, notamment par temps de pluie, ou pour pouvoir légitimement occuper un espace sur la place, sachant que les initiatives sont nombreuses et que l’allocation des emplacements – ressource rare par excellence – constitue un enjeu non négligeable.

Res Nullius ou Commun protégé ?

On le voit, au-delà de la définition générale des Communs, la BiblioDebout peut se lire à travers le prisme beaucoup plus précis du faisceau de droits ou des huit principes de la gestion en commun dégagés par Elinor Ostrom. Mais la réflexion sur les Communs dépasse aujourd’hui très largement Elinor OStrom et son école de pensée. D’autres approches existent et certaines peuvent nous amener au contraire à douter que la BiblioDebout constitue un Commun au sens propre du terme.

Dans l’ouvrage « Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle« , Pierre Dardot et Christian Laval développent en effet une conception des Communs sensiblement différente de celle d’Elinor Ostrom, notamment dans ses rapports avec la question de l’appropriation. Comme le résume bien dans un billet de blog Pierre Naegelen, Dardot et Laval « prônent la refondation du commun sur la base d’un acte instituant de mise en commun, contre et hors de la sphère de la propriété » en opposant strictement droit d’usage et propriété :

Si l’on se place dans cette optique plus radicale, la BiblioDebout n’a manifestement pas contribué à « instituer de l’inappropriable », bien au contraire. Notre système de mise en partage a permis en effet à des centaines d’individus de s’approprier à titre exclusif plusieurs milliers de livres. Nos donateurs ont accepté d’abandonner leur propriété sur des objets pour que d’autres en deviennent propriétaires. Même si nous nous sommes volontairement placés dans l’échange non-marchand, nous sommes peut-être plus proches de « l’économie du partage » que des Communs au sens propre.

Les livres dans la BiblioDebout ont en réalité le même statut juridique que des poissons dans une rivière ou des champignons dans une forêt. Ce sont des Res Nullius – des « choses sans maître » dont le premier à se saisir devient le propriétaire à titre exclusif. Or pour certains, les res nullius sont justement l’inverse des Communs, car ce statut a souvent été utilisé dans l’histoire pour justifier le pillage des ressources et leur appropriation. Ainsi, les colons américains ont attribué le statut de « choses sans maître » aux bisons des plaines de l’Ouest pour en permettre la chasse sans restriction, là où les Indiens appliquaient des principes d’auto-limitation des prélèvements, pour les préserver en tant que biens communs.

Si, comme le disent Dardot et Laval, le droit d’usage doit l’emporter sur la propriété privée, alors les bibliothèques de lecture publique contribuent peut-être davantage à instituer des communs que des initiatives comme la BiblioDebout. En effet, l’acte de prélèvement opéré par les usagers d’une bibliothèque publique est limité à un prêt temporaire et ne peut en principe déboucher sur une appropriation et une soustraction définitive de la ressource à l’usage commun. En ce sens, les bibliothèques publiques constituent un « Commun sous garantie publique », préservant un « droit d’usage collectif sur la culture ». Et le régime de propriété publique appliqué aux collections institue bien « une forme de prise en charge de l’inappropriable »  (au moins vis-à-vis des utilisateurs de la ressource).

Nous avons d’ailleurs un jour été confrontés à cette critique lorsqu’une personne est venue nous interpeller en disant : « Vous n’êtes pas une bibliothèque, puisqu’on peut garder les livres« . Cela renvoyait dans l’esprit de cette personne au fait que la bibliothèque accorde un droit d’usage, mais pas un droit d’appropriation.

Pourtant, ce que l’on pourrait opposer à Dardot et Laval, c’est qu’historiquement – et toujours actuellement, voir par exemple le cas des prud’homies de pêche en Méditerranée – beaucoup de ressources gérées comme des communs impliquent un droit de prélèvement par les utilisateurs passant nécessairement par une appropriation à titre exclusif. Pensons à des pâturages, à des systèmes d’irrigation, à des marais salants : dans chacun de ces exemples, la gestion en commun impose des limitations au droit de prélever, mais pas la suppression de la possibilité de s’approprier ce que l’on vient prendre dans le Commun. Et c’est en cela que je trouve à nouveau que la BiblioDebout ressemble à bien des égards davantage à un Commun naturel qu’à un Commun de la connaissance.

Cette question de l’appropriation des livres par les individus est en réalité au centre de l’expérience de la BiblioDebout – essentielle et problématique à la fois – et nous avons déployé plusieurs stratégie pour essayer de la réguler, en jouant sur sa signification.

Forces et faiblesses d’un « Copyleft matérialisé »

Pour essayer d’influer sur la portée du geste d’appropriation effectué par les individus, nous avons dès le départ commencé à apposer des étiquettes « BiblioDebout » sur les livres que nous recevions en dons, ainsi qu’à les « marquer » au stylo sur les pages intérieures pour indiquer la date du don et laisser une trace de leur passage dans la bibliothèque.

L’étiquetage et le marquage constituent des moyens simples de signifier que l’acte d’appropriation individuelle « n’efface » pas le passage du livre dans la BiblioDebout, mais il n’explicite pas en lui-même l’idée d’une obligation de réciprocité contractée en retour. Du coup, nous avons modifié le texte de l’étiquette pour que cette idée soit formulée plus clairement.

Nos étiquettes disent à présent : « Ce livre nous a été donné. Donnez-le à votre tour pour qu’il reste un bien commun« . Nous entendions par là suggérer, un peu comme avec les livres mis en bookcrossing, que le droit d’usage sur l’objet devait continuer à primer sur l’appropriation exclusive, en incitant le « préleveur » à remettre en circulation le livre après l’avoir utilisé, pour que l’intention initiale de partage ayant présidé à son entrée dans la BiblioDebout se prolonge.

Un livre en bookcrossing qui nous a été donné pour la BiblioDebout

D’une certaine façon, le message porté par cette étiquette fait aussi penser à un « Copyleft » ou à une clause de partage à l’identique – « Share Alike« – comme celles que l’on retrouve dans la licence GNU-GPL ou certaines licences Creative Commons. La différence cependant, c’est que cette incitation à la « remise au pot commun » porte ici sur le support physique lui-même (le livre) et non sur l’oeuvre qu’il véhicule, comme c’est le cas avec les licences libres. Il nous est arrivé d’ailleurs que des livre sous licence libre nous soient aussi donnés pour la BiblioDebout, comme par exemple cet ouvrage sur les Indignés écrit en esperanto et placé sous licence Art Libre. Cela implique que ces livres peuvent être copiés ou remixés, mais pas que celui qui s’empare du support papier doive donner quoi que ce soit en retour.

Bien entendu, nos étiquettes n’ont en elles-mêmes aucune valeur contraignante. Un jour, j’ai eu l’occasion d’avoir une discussion avec des personnes qui m’ont demandé si nous avions songé à écrire une sorte de « Licence BiblioDebout », inspirée des licences libres, qui auraient porté sur le support physique des livres et non sur les oeuvres, en imposant juridiquement un don en retour à ceux qui auraient pris un livre dans la bibliothèque. Le problème, c’est qu’une telle licence est sans doute inconstructible d’un point de vue juridique. Les licences libres fonctionnent parce qu’elles s’appuient sur le droit d’auteur des créateurs qui les utilisent pour diffuser leurs oeuvres. Ici, nous ne pouvons bien entendu pas revendiquer un droit de propriété intellectuelle qui aurait servi de fondement à l’obligation. J’ai déjà pu  croiser cependant des licences expérimentales liées à des supports, comme l’Open Source Seeds Licence, applicables à des sachets de semences. Cette « licence » très spéciale se déclenche lorsqu’une personne déchire un sachet de graines sur laquelle elle est inscrite et par ce geste, l’utilisateur « s’auto-oblige » par une sorte de serment à ne pas restreindre l’usage de la variété végétale correspondant à ces semences. On aurait pu imaginer écrire pour la BiblioDebout une licence comparable, qui aurait produit ses effets lorsqu’une personne aurait emporté un livre. Mais outre que la validité de ce genre de procédés est relativement douteuse, le choix d’imposer des obligations juridiques aux utilisateurs de la BiblioDebout aurait aussi été contraire au principe du « contrat de confiance » que nous voulions mettre en place. Par ailleurs, même si cela était possible à formuler juridiquement, nous n’aurions de toutes façons eu aucun moyen de contrôler le respect par les utilisateurs de l’obligation de don en retour, ni de la faire sanctionner en cas de manquement. Notre « Copyleft physique » était donc condamné à rester seulement métaphorique…

Au cours d’une autre discussion avec une personne de passage, on m’a fait remarquer que le respect de l’obligation de don en retour aurait pu être plus efficacement imposé par le biais d’un système de « jetons », assimilable à une sorte de monnaie. Chaque personne qui aurait fait don d’un livre à la BiblioDebout aurait reçu un de ces jetons, lui donnant droit à prélever un livre en retour. Un tel système de « monnaie complémentaire » fonctionne d’ailleurs depuis plusieurs années sur le site Bookmooch, où les utilisateurs qui mettent en partage des livres et les envoient par la poste aux demandeurs reçoivent en échange des « points » leur permettant d’adresser des demandes à d’autres utilisateurs en retour.

Pour la BiblioDebout, un tel système aurait pu être testé et il aurait eu le mérite de garantir un strict respect de l’obligation de réciprocité. Mais nous avons préféré nous en remettre à une forme d’obligation purement morale, ce qui a rendu l’expérience beaucoup plus humaine, avec les avantages et les inconvénients liés au fait de réguler des échanges uniquement sur la base de la confiance.

Si nous n’avons pas mis en place de « jetons » ou de « monnaie BiblioDebout », nous avons rapidement en revanche vu des personnes souhaiter nous faire des dons en argent pour contribuer à l’initiative. Chez certains, il y avait même une vraie réticence à prendre des livres sans les payer, preuve que l’échange non marchand reste une chose compliquée dans nos sociétés. Du coup, nous avons mis en place une « cagnotte » permettant aux gens de nous faire des dons en argent, dont nous utilisons le montant pour imprimer nos étiquettes ou acheter du petit matériel.

Un certain nombre de stands sur la Place de la République fonctionnent d’ailleurs à prix libre (comme la cantine de Nuit Debout), en permettant de payer sans l’imposer. Mais pour la BiblioDebout, nous avons fini par ne pas trop mettre en avant cette cagnotte, car nous avons remarqué que certains utilisaient le fait de laisser une pièce pour ne pas avoir à entrer en contact avec nous et se sentir libres de toutes obligations en retour après avoir pris un livre. C’est une des fonctions du paiement en argent de nous rendre « quitte de l’échange » et de nous délier au quotidien de la logique du don/contre-don, dans laquelle nous serions autrement constamment immergés.

Droit de glanage, déchets, poubelle…

En début d’année, j’ai consacré un billet à la question du droit de glanage, qui constitue une des racines historiques des Communs. Ce droit de glanage, qui a joué un rôle social important dans le passé, existe toujours, notamment à travers les multiples pratiques de récupération et de recyclage, y compris celles auxquelles se livrent les plus démunis en fouillant dans les poubelles de notre société de consommation.

C’est justement le fait que les choses que nous jetons à la poubelle deviennent des Res Nullius (ou plus exactement des Res Derelictae – « choses abandonnées ») qui permet l’exercice ensuite d’un droit de glanage. La BiblioDebout n’est en un certain sens qu’une incitation à l’abandon des livres par leurs propiétaires, permettant d’ouvrir ensuite un droit de « glanage culturel » à ses utilisateurs.

Néanmoins, la proximité avec les poubelles n’est ici pas uniquement une métaphore et il est arrivé plusieurs fois que les gens nous considèrent comme une bonne occasion de se débarrasser de leurs vieux livres. C’est en général d’ailleurs une critique qui revient souvent à propos des « boîtes à livres » qui se multiplient de plus en plus dans nos villes, où l’on invite les gens à laisser des ouvrages pour que d’autres puissent les prendre et les lire. On entend généralement les gens se plaindre de la mauvaise qualité des livres qu’on trouve dans ces boîtes, qui contiennent davantage des rogatons de brocantes que des ouvrages récents.

Image par Dereckson. CC-BY. Source : Wikimedia Commons. 

Pour la BiblioDebout, cette tendance à confondre le partage avec la mise à la poubelle n’a heureusement pas été systématique, loin de là. Il nous est fréquemment arrivé que des gens nous donnent des livres neufs, achetés spécialement pour l’occasion. Des éditeurs, des libraires ou encore des auteurs nous ont aussi régulièrement fait des dons d’ouvrages neufs ou en très bon état. Par ailleurs, nous avons aussi d’emblée incité les personnes à privilégier des dons « qui font sens » dans le cadre d’un contexte comme celui de la Nuit Debout, en choisissant des ouvrages qu’ils voulaient spécialement partager avec les autres participants au mouvement. Nous avons même fini par inscrire cette idée sur la banderole que nous avons fait réaliser pour la BiblioDebout :

En dépit de cette incitation, il nous arrivé plusieurs fois de recevoir des dons que l’on peut clairement qualifier de « contributions toxiques », autre forme subtile de passagers clandestins… Certains – parfois avec une authentique intention généreuse ou parce qu’ils ne peuvent pas donner autre chose – viennent nous laisser des sacs entiers d’ouvrages très anciens, abîmés ou complètement dépassés. Voir ci-dessous par exemple ce volumineux dictionnaire Vidal des médicaments, daté de… 1995 et donc sans doute largement inutile…

Ce genre de contributions peuvent être dites « toxiques » parce qu’elles font plus de mal que de bien au Commun qui les reçoit. En effet, ces livres sont lourds ; ils occupent de la place ; ils imposent de la manutention inutile ; ils ont tendance à s’accumuler sans repartir et ils dévalorisent par leur présence l’ensemble du fonds proposé. Il est cependant extrêmement délicat de les refuser au moment du don, car cela impliquerait un jugement de valeur et une sélection, rapidement susceptible de dériver en une forme de censure et à laquelle notre groupe a préféré renoncer. Sans compter que pour une personne qui apporte de bonne foi des ouvrages, se voir refuser le don sur la base d’un critère de qualité peut constituer quelque chose d’assez violent…

Du coup, nos capacités logistiques étant très limitées (notamment à cause des restrictions imposées par la police qui nous empêchent d’amener des véhicules à proximité de la place), nous avons rapidement été contraints d’abandonner le soir certains des livres sur place, faute d’être en mesure de tous les emporter à dos d’homme. Ces livres, en quelque sorte « désherbés », rejoignaient alors effectivement les déchets et les poubelles de la soirée…

Néanmoins, il nous est vite apparu qu’il convenait de ne pas abandonner ces livres n’importe comment et de leur témoigner encore un minimum de respect, car même les ouvrages les plus vieux et démodés peuvent encore trouver preneurs. Nous les plaçons généralement dans des boîtes avec un écriteau « Servez-vous ! » et nous avons constaté qu’ils partent rapidement, parfois même en quelques dizaines de minutes. Et c’est d’ailleurs un phénomène intéressant : les mêmes livres que personne n’aurait pris lorsqu’ils sont placés parmi les autres ouvrages dans le fonds sont récupérés quand ils sont abandonnés comme des déchets. De manière assez triste,  de nombreux personnes en grande nécessité comme des SDF ou des migrants, qui sont nombreux sur la place, n’osent sans doute pas s’approcher de la BiblioDebout tant que nous sommes là, mais ils viennent prendre les livres que nous laissons derrière nous une fois que nous sommes partis.

Pour certains qui sont dans un état de nécessité extrême, le décalage est plus violent encore. Je me souviens d’un soir où nous avions abandonné des ouvrages en les étalant sur l’un des grands bancs qui entourent la Place de la République. Nous voyant partir, un SDF s’est approché et a commencé à jeter ces livres par terre, en déclarant que c’était l’endroit où il voulait dormir. Alors nous lui faisions remarquer que c’était quand même des livres qu’il balançait ainsi, il nous a répondu « C’est facile pour vous qui allaient dormir dans un lit ! » Il est finalement parti ailleurs, mais sa réplique nous a désarmés sur le coup, car elle nous a fait comprendre que notre démarche ne faisait tout simplement pas sens à ses yeux.

 Les multiples visages de la Tragédie des Communs

Comme nous avons d’emblée conçu la BiblioDebout comme un Commun, nous nous sommes très vite demandés si nous allions subir un phénomène de Tragédie des Communs. Popularisée par le chercheur Garrett Hardin dans un article paru en 1968, cette expression désigne la destruction d’une ressource laissée en libre accès, que ses utilisateurs vont surexploiter jusqu’à son épuisement. Prenant l’exemple d’un pâturage, Hardin explique que des éleveurs de moutons ont toujours intérêt d’un point de vue individuel à y amener davantage de bêtes et que si on laisse se dérouler le processus, la ressource mise en commun finira fatalement par être détruite, chacun cherchant à maximiser égoïstement son profit. L’article arrive à la conclusion que l’humanité est en réalité incapable de gérer des biens comme des Communs et que le seul moyen d’en assurer la préservation à long terme est l’appropriation privée ou publique. Et c’est précisément pour avoir réfuté ce type d’analyses, en montrant que la Tragédie des Communs n’était pas une fatalité, qu’Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel.

Pour la BiblioDebout, la grande question était de savoir si nous allions rapidement être « pillés » par les prélèvements des utilisateurs ou si nous aurions suffisamment de dons pour tenir dans la durée. Après plus d’un mois de gestion, il est clair que nous n’avons jamais subi de « tragédie » d’un point de vue quantitatif. Dès le premier week-end, nous avons terminé avec bien plus de livres (près de 500) que nous n’en avions amené à l’origine. Ces derniers jours, nous avons compté que nous recevions encore plus de 100 ouvrages en don en une soirée et plus de 260 encore dimanche dernier. Ces apports sont assez abondants pour que nous puissions nous permettre de stocker et de ramener chaque soir peu de livres. La BiblioDebout peut « renaître » quasiment de zéro d’un soir sur l’autre, même si certains jours sont plus difficiles (notamment lorsqu’il pleut).

Par ailleurs globalement, mis à part les rares comportements de passagers clandestins que j’ai signalés plus haut, nous avons pu observer une vraie auto-limitation des prélèvements par les utilisateurs, qui garantit la préservation de la ressource. Cet « équilibre » qui s’établit assez naturellement s’explique certainement par certaines des caractéristiques de l’objet-livre lui-même. On lit généralement un livre une seule fois et les gens sont assez facilement portés à en donner. Par ailleurs, dans une ville comme Paris, aux surfaces d’habitation limitées, donner des livres permet de libérer de l’espace et constitue davantage un gain qu’un sacrifice. De l’autre côté, les livres sont lourds et en prendre beaucoup n’est pas une chose si aisée pour un passant. Enfin, la capacité pour un individu moyen à lire un livre est elle-aussi limitée par le temps de loisir disponible et cela ne fait pas sens pour beaucoup d’emporter quatre ou cinq livres à la fois. Tous ces éléments font que l’un dans l’autre, la BiblioDebout arrive assez facilement à se constituer et à se reconstituer d’un jour sur l’autre, sans subir de « Tragédie des Communs ».

Par contre, si nous ne subissons pas de tragédie d’un point de vue « quantitatif », la BiblioDebout est régulièrement confrontée à un problème « qualitatif » épineux à résoudre. Les gens qui sont sur la Place de la République recherchent davantage des livres qui font sens dans le cadre d’un tel événement, notamment des essais en lien avec des problématiques politiques, économiques ou sociales. Sauf exceptions, les romans trouvent moins facilement preneurs, et ce d’autant plus qu’ils sont anciens. Naturellement, les ouvrages les plus attractifs ont tendance à partir le plus vite, parfois même quelques minutes seulement après avoir été déposés. Du coup, même quand de beaux dons arrivent, la BiblioDebout tend rapidement à comporter davantage de livres anciens et moins intéressants pour les passants.

Très beau don en provenance des éditions La Fabrique arrivant dans la BiblioDebout. Mais ce type d'ouvrages ne restent pas ensuite plus de quelques minutes en général sur notre étalage... 

Notre groupe a eu de longues discussions pour essayer de conjurer ce problème de « Tragédie qualitative ». Nous avons d’abord essayé de le faire en incitant plus clairement les gens à nous donner des livres « significatifs » dans le cadre du mouvement Nuit Debout. Nous nous sommes ensuite demandés si nous ne devions pas réserver une partie du fonds uniquement à la consultation sur place, en ne permettant pas aux gens d’emporter certains livres. Mais cette tentative de constituer une sorte de « Debouthèque idéale » s’est avéré impossible en pratique à mettre en oeuvre, car elle implique un jugement de valeur sur les ouvrages, extrêmement subjectif et pouvant facilement glisser vers une forme de censure. Par ailleurs, la lecture sur place uniquement est assez incompréhensible pour les usagers de la BiblioDebout et les conditions sur la Place de la République ne sont généralement pas propices à une lecture au calme. Nous nous sommes aussi demandés si nous ne devions pas refuser certains types ouvrages en don, pour en privilégier d’autres, mais cela oblige encore à opérer une sélection extrêmement subjective.

L'idée de la Debouthèque idéale est restée, mais seulement sous la forme de suggestions que les utilisateurs peuvent nous laisser. 

Au final, il a été décidé que c’est par la mise en espace des livres dans la BiblioDebout que nous essayerions de mettre en valeur les ouvrages les plus significatifs, sans empêcher les gens de les prendre et sans refuser de dons. Ce système n’empêche pas une érosion qualitative du fonds de se produire de manière cyclique et le seul moyen pour nous d’y remédier consiste à nous mettre en quête de dons d’éditeurs, de libraires ou d’associations qui nous permettent de réinjecter des ouvrages plus significatifs dans le fonds.

De la théorie à l’action ; de l’action à la théorie

Ce billet est déjà extrêmement long, mais il m’a permis de faire le tour de la plupart des réflexions sur les Communs que ma participation cette aventure de la BiblioDebout avait pu susciter. Mais je voudrais terminer par un dernier point qui me paraît important.

L’idée de créer la BiblioDebout est née au sein du collectif SavoirsCom1, à savoir un groupe de personnes fortement sensibilisées à cette question des Communs et ayant globalement une connaissance assez approfondie de ses aspects théoriques. Le groupe qui s’est ensuite rassemblé pour gérer la BiblioDebout est à présent beaucoup plus large et ne comporte d’ailleurs que peu de membres de SavoirsCom1. Pour autant, ces personnes connaissent aussi, à des degrés divers, le discours sur les Communs, ou l’ont a présent découvert et bien assimilé à partir cette expérience.

Nous avons aussi à travers nos pancartes, nos banderoles, nos étiquettes et nos tracts mis en scène le fait que nous voulions faire fonctionner la BiblioDebout comme un Commun, en le faisant savoir à nos utilisateurs. Parmi eux, seule une minorité a sans doute connaissance de ce que sont les Communs (au sens « ostromien » du terme), mais il n’est pas impossible non plus que certains connaissent, de manière plus ou moins claire, ce cadre de référence. Plusieurs interventions, débats et conférences ont aussi eu lieu depuis un mois sur la place en lien avec cette thématique des Communs (notamment à l’université populaire de Nuit Debout).

Une banderole "Les communs" dressée un jour sur la Place de la République, mais pas par un membre du groupe gérant par la BiblioDebout. 

La question qu’on peut se poser, c’est de savoir dans quelle mesure la diffusion croissante de la théorie des Communs commence à influer en retour les acteurs qui essaient de créer et de gérer des ressources en partage. D’emblée par exemple, alors que nous nous lancions dans la création de la BiblioDebout, nous avons eu en tête des notions comme celle de « Tragédie des Communs », « d’enclosure », de « passagers clandestins », de « gouvernance ouverte ». Il est donc clair que les concepts de la théorie des Communs, à la différence de la manière dont les aborde un chercheur par exemple, ne sont pas uniquement restés pour nous un cadre d’analyse de la réalité, mais ont joué également le rôle de principes directeurs de l’action, avec une influence directe sur nos comportements.

Par ailleurs, par un effet de boucle en retour, il me semble qu’avoir participé à la gestion d’un Commun concret comme la BiblioDebout me permet d’arriver à présent à une compréhension beaucoup plus forte des éléments de cette théorie, dont j’avais auparavant une connaissance assez poussée, mais à bien des égards encore abstraite sur certains points.

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D’un point de vue épistémologique, ce type d’expérience est donc assez fascinante. Faire vivre un Commun et vivre dans un Commun, ne serait-ce que pour un temps donné, apporte un niveau de compréhension supérieur qu’aucune analyse théorique ne peut sans doute remplacer, mais d’un autre côté, la pratique concrète est elle aussi vivifiée par la connaissance préalable de la théorie des Communs.